L’arrivée d’agents conversationnels intelligents accessibles à tous les internautes provoque de véritables ondes de choc dans beaucoup de secteurs de la société alors même que la portée de leurs réponses demeure une inconnue. C’est surtout ChatGPT que propose la firme OpenAI depuis novembre 2022 en France qui est le support le plus médiatisé.
Ces nouveaux outils conversationnels, fondés sur l’intelligence artificielle, sont capables de générer instantanément et de façon autonome des écrits, des images ou des sons. Il peut s’agir de mots, de phrases, d’expressions, de données, de vidéos, de voix ou de musique. Ce bouleversement dans la production de l’écrit ne saurait se tenir à l’écart du monde du livre, c’est pourquoi ses acteurs s’en inquiètent, s’interrogent ou s’initient. Il y a peu, des éditeurs, tous secteurs confondus, comme les éditions Michel Lafon, Le Bélial’ ou Locus Solus, en partenariat avec les Presses universitaires de Rennes, ont en effet eu recours à ce nouvel outil pour illustrer leur publication.
Les effets de ChatGPT peuvent-ils aller au-delà de la seule création d’une couverture d’un livre ou d’une rédaction d’une copie académique et atteindre le cœur de la création littéraire ? Y a-t-il une possibilité que nous assistions, impuissants, à une « ChatGTPtisation » du livre, comme l’on a pu observer ces dernières années une « plateformisation » de l’écriture, de la publication et de la lecture ? Les géants du net, tels Amazon et Wattpad, avaient alors pris de court les maisons d’édition ancrées dans la tradition. Jusqu’où ira l’éventuelle influence de ChatGPT sur les auteurs désormais confrontés à la concurrence d’une écriture instantanée et sans délai ?
La machine à mots : un vieux rêve en littérature ?
Les machines textuelles capables de composer un texte de façon autonome ont toujours séduit les gens du livre et leur imaginaire. Bien avant l’arrivée sur le marché de ChatGPT, des écrivains appartenant à des genres littéraires différents ont introduit dans leurs récits des mécanismes susceptibles de se substituer à la pensée humaine.
Déjà au Moyen Âge, au XIIIe siècle, le moine dominicain et homme de lettres Raymond Lulle avait mis au point une roue de papier « capable de produire l’ensemble des réponses possibles aux questions d’un impie pouvait adresser à un chrétien ». Plus tard, en 1726, Jonathan Swift, dans son ouvrage Les Voyages de Gulliver, évoque dans le troisième voyage un engin en bois capable de produire une infinité de connaissances de Gulliver. L’idée de créer une « machine à mots » poursuit sa route avec Robert Escarpit qui, en 1964, cherche à construire Le Littératron dont les capacités permettraient d’écrire une grande œuvre : « – Monsieur le Président ! m’écriai-je, vendez-vous me demander d’écrire le prochain Prix Goncourt ? J’en suis, je vous l’assure, tout à fait incapable ! […] –Vous, peut-être, dit-il, mais le Littératron ? »
C’est Frank Herbert avec la saga Dune en 1965 et Arthur C. Clarke dans 2001 : L’Odyssée de l’espace, publié en 1968, et adapté au cinéma en 2001 par Stanley Kubrick, qui se sont rapprochés le plus près du concept d’intelligence artificielle en créant des machines pensantes dans leurs romans de science-fiction. Dans son ouvrage Si par une nuit d’hiver un voyageur, publié en 1979, l’auteur italien Italo Calvino présente également une machine capable de lire et écrire à partir de ce qu’elle a lu. Enfin, plus proche de nous, il convient d’évoquer l’expérience de Google en mars 2017 menée avec l’artiste Ross Goodwin qui, à bord d’une Cadillac équipée d’un réseau de neurones artificiels s’est lancé dans un road trip entre New York et La Nouvelle-Orléans. De cette expérience est né un poème intitulé « 1 the Road », publié aux éditions Jean Boîte avec comme discours d’escorte : « Le premier livre écrit par une intelligence artificiel est un road trip gonzo ».
Cette dernière expérience inédite révèle que « la machine à mots », tant fantasmée par certains auteurs, est désormais une réalité. Si cette machine est entrée dans des romans il y a plusieurs décennies, désormais des livres sortent de cette machine. Des livres ayant recours à ChatGPT ont effet pénétré le marché littéraire : ce sont environ 200 publications qui ont été à ce jour comptabilisés sur la boutique Kindle d’Amazon ayant pour auteur ou co-auteur ChatGPT. Cette intrusion inimaginable de l’intelligence artificielle générative redimensionne le monde du livre qui ne semble plus circonscrit aux seuls auteurs humains. Des robots textuels ont pris la plume faisant perdre aux auteurs le monopole de la création littéraire.
Écrire toujours plus vite et sans effort avec les géants du net
« C’est un métier que de faire un livre », disait la Bruyère, soulignant toute l’attention, l’effort et le temps nécessaires à un auteur pour créer un livre. L’arrivée sur le marché de ChatGPT semble pourtant perturber ce constat historique fondé sur une autre approche de temps et de sa consommation. Cet outil de traitement automatique du langage, « entraîné sur le plus gros corpus jamais constitué : 410 milliards d’unités sémantiques, environ 300 millions de mots, 80 % issus des pages web, 16 % issus des livres, 3 % issus de Wikipédia, 90 % de cet ensemble étant en langue anglaise », a les capacités de générer du texte instantanément et sans effort.
Cette simplification à l’extrême de l’activité scripturale peut-elle atténuer le labeur d’un écrivain ? Quand un auteur s’investissait auparavant pendant des heures, des journées, des mois, voire des années dans son projet d’écriture, désormais, avec ChatGPT, toutes les éventuelles difficultés semblent gommées comme par magie. Le fameux syndrome de la page blanche, le manque d’inspiration ou d’idées, le travail de réécriture sans oublier les fautes d’orthographe paraissent effectivement relégués au temps ancien des moines copistes. Dans cette optique, les éditeurs ne se posent plus en seuls révélateurs de talents littéraires, désormais l’intelligence artificielle générative est, elle aussi, créatrice d’auteurs.
Devant un tel constat, c’est le concept et la notion d’auteur qui sont interrogés. Quel est le statut de ChatGPT lorsqu’il génère un texte ? Est-il un auteur indépendant ou un simple avatar littéraire ? Plus largement, « L’homme est-il le seul [désormais] à produire de la littérature ? » interroge Alexandre Gefen dans son importante étude sur ce sujet. ChatGPT n’affiche pas pour le moment une quelconque vocation à devenir un Walter Scott de la littérature ni à bâtir une cathédrale littéraire comme l’a minutieusement réalisée Marcel Proust jusqu’à sa mort en 1922. En se substituant aux plumes des auteurs en herbe, est-il toutefois en train de se créer une identité, un style, une signature ? Par ailleurs, quelle est la qualité de ces textes crées à mi-chemin entre l’homme et la machine que certains pourraient taxer de paresse intellectuelle ?
Toutes ces interrogations sont symptomatiques des inquiétudes des acteurs culturels. Après l’angoisse des illustrateurs, des traducteurs et des journalistes avec les expériences menées sur Genesis, l’intelligence artificielle de Google pour créer des articles de presse, ce sont désormais les scénaristes mais aussi les acteurs américains qui se sont mis en grève le 13 juillet 2023 pour exprimer leur crainte de voir leur univers « ChatGTPtisé ».
Toutefois, à bien y réfléchir, ce robot textuel est, certes, une ressource infinie, mais, en l’état, il ne possède aucun réel pouvoir de création. ChatGPT, en effet, n’invente rien : il ne répond qu’à des questions posées et orientées par l’homme. Alimenté et entraîné par un corpus de données humaines, il ne crée pas de textes mais propose une sorte de recyclage littéraire en continu. Les textes qui émanent de ChatGPT ne sont que des remodelages de ceux qui lui ont été inculqués.
Néanmoins, devant une telle innovation, seuls les esprits les plus fins, les plus brillants, les plus précis et les plus aguerris avec l’écriture sauront tirer profit de ce robot conversationnel pour aller plus vite et plus loin dans leur projet littéraire tandis que les autres resteront confinés dans leur paresse et se conforteront dans une littérature circulaire. L’inédit, l’originalité et le « talent [sont toujours] une création morale » comme l’écrivait Balzac qui, peut-être, serait séduit par ce nouvel outil, lui qui avait fait des mots sa religion.
Stéphanie Parmentier, Professeure documentaliste, docteure qualifiée en lettres et en sic. Chercheuse rattachée au laboratoire IMSIC, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.